PRÉFACE
Il
m'a paru bon de réunir les articles que j'ai publiés dans le Voltaire
sur l'antisémitisme et sur celui qui prétend en être le chef.
J'ai rappelé en même temps les circonstances qui ont provoqué
la polémique dont on connaît l'issue. En lisant cela, on verra
comment un Juif a entendu la discussion, et comment un Français
de France, catholique, a su y répondre. L'opinion publique jugera.
Elle dira de quel côté a été la courtoisie, l'urbanité, le respect
de soi-même, la logique et la raison. Si toutefois on trouve légitime
que les injures soient la seule réplique à des arguments, je ne
m'inclinerai pas devant un tel verdict. Je protesterai toujours
contre des murs, qui tendent à rendre impossibles, entre
adversaires, tous rapports, autres que des rapports brutaux, et
contre des procédés que je n'estime dignes ni de penseurs, ni
d'écrivains.
Je
pourrais me borner à ces déclarations préliminaires et les considérer
comme une suffisante préface aux articles dont je viens de parler,
mais le titre que j'ai donné à cette brochure me fait un devoir
d'exposer d'une façon plus précise ma pensée sur l'antisémitisme.
Je
l'ai dit, M. Drumont n'est pas tout l'antisémitisme. Quelques-uns
considèrent qu'il en a écrit l'évangile, mettons donc qu'il en
soit le Marc ou le Luc, mais il n'en est pas la cause, il en est
"un écho et peut-être un instrument". Le combattre personnellement
est insuffisant, d'autant plus insuffisant que cet homme à vue
courte ignore les vraies raisons et les mobiles réels du mouvement
qu'il prétend représenter. Pour moi, la personnalité de l'apôtre
antisémite n'a pas l'importance qu'il s'attribue lui-même et que
les autres lui accordent. Il disparaîtrait demain que l'antisémitisme
ne disparaîtrait pas avec lui. Les multiples Croix, les nombreux
journaux catholiques continueraient leur uvre, uvre
qu'on n'a ni assez vue, ni assez appréciée, et ils exerceraient
encore leur action, action plus puissante, plus sûre, plus efficace,
plus étendue, plus sournoise, que l'action de La Libre Parole
qui bataille plus franchement, comme doit batailler l'enfant terrible
du parti catholique.
On
ne saurait trop le dire, on ne saurait trop le répéter, l'histoire
de l'antisémitisme en France, n'est qu'un coin de l'histoire du
parti clérical. A cette affirmation on répondra que ceux qui attaquent
les Juifs ne se placent pas sur le terrain confessionnel mais
sur le terrain économique. Je n'en disconviens pas, je n'en maintiens
pas moins mon affirmation et, pour l'expliquer, j'ajoute que le
cléricalisme a su exploiter avec une habileté remarquable les
intérêts économiques d'une catégorie d'individus.
Les causes de l'antisémitisme sont multiples. Évidemment à la
base, il faut mettre la raison permanente et séculaire, l'antique,
l'indéracinable préjugé, la vieille haine plus ou moins avouée,
contre la nation déicide, chassée de la terre des aïeux, poussée
de l'Orient à l'Occident, du midi au septentrion, la nation qui,
pendant des siècles, fut, comme au soir de la sortie d'Égypte,
les reins ceints de la corde, la main armée du bâton, prête à
fuir par les routes inhospitalières à la recherche d'un sol ami,
d'un abri accueillant, d'une pierre où pouvoir poser sa tête.
C'est là le mobile qui a supporté les autres, c'est là le sentiment
constant qui a permis à d'autres sentiments de s'éveiller, de
se développer, de grandir. Sur ce fonds stable qui existera tant
qu'il y aura des Juifs, ou tout au moins tant qu'il y aura des
chrétiens, on a bâti et, selon les siècles, selon les pays, selon
les murs on a bâti d'une façon différente, je veux dire
qu'on a justifié autrement la guerre aux Juifs. De même, selon
les murs, selon les pays, selon les siècles, les causes
efficientes de l'antisémitisme ont varié.
En
France où, depuis 1789 jusqu'à ces dernières années, l'antisémitisme
avait été sporadique, opinion scripturaire sans écho, sans contrecoup,
sans action il a fallu deux choses pour faire renaître les animosités
d'autrefois. D'abord, et c'est là une raison grave et profonde,
le triomphe de l'État laïque sur l'État chrétien.
L'Église a rendu les Juifs et les hérétiques responsables
de sa défaite, elle s'est retournée contre eux, et elle a commencé
par attaquer Israël; maintenant plus aguerrie, rendue audacieuse
par l'inaction même de ses adversaires, elle ose plus et c'est
contre le franc-maçon, contre le libre penseur, contre le protestant
qu'elle se dresse. La démocratie a laissé grandir l'antisémitisme
sans protester contre lui. Au contraire, par dilettantisme, par
snobisme ou bien par lâcheté, elle a laissé faire. Demain peut-être
elle comprendra le danger, elle verra le filet dont elle s'est
laissée entourer. Il sera trop tard et c'est par des années de
réaction cléricale qu'elle paiera son inertie et son aveuglement.
Venons
maintenant à la cause occasionnelle de l'antisémitisme, celle
qui a déterminé le choc. C'est le krach de l'Union générale. La
défaite de l'Union générale a été la défaite du capital et de
la spéculation catholique. On a rendu la finance juive responsable
de ce résultat et la campagne antijuive a été inaugurée en guise
de représailles. Le capital catholique s'est rué à l'assaut du
capital israélite et l'histoire de cette période sera, pour l'historien
futur, intéressante comme un épisode de la lutte entre capitalistes,
et même de la lutte entre deux formes du capital.
L'antisémitisme
s'est donc manifesté tout d'abord sous la forme d'une guerre contre
la finance cosmopolite et, pendant longtemps, ses champions et
ses théoriciens ont affecté de rester sur ce terrain. Ils prétendent,
aujourd'hui encore, s'y tenir et feignent d'être exclusivement
les ennemis de l'agiotage et des manieurs d'argent.
Mais,
je le répète, les théoriciens ne sont rien, ils ne représentent
rien; c'est à côté d'eux qu'il faut regarder, et, si l'on regarde,
on verra que c'est par la plus grossière des équivoques qu'on
présente l'antisémitisme comme un mouvement de réaction contre
le règne de l'argent. En réalité, sous le couvert du Juif financier
et agioteur, on attaque tous les Juifs. Jadis on leur reprochait
d'être uniquement des usuriers. Aujourd'hui, on leur reproche
de ne pas se confiner dans le rôle de prêteur, d'argentier, et
on veut frapper sur eux parce qu'ils prétendent ne rester étrangers
à rien et participer à toutes les manifestations de l'activité
sociale.
Ce
n'est pas seulement le Juif banquier que l'on condamne, c'est
le Juif commerçant, c'est le Juif dans le barreau, dans la médecine,
dans l'armée, dans l'art, dans les lettres, dans la science: c'est
le Juif tout court, le Juif auquel on conteste ses droits d'homme
et de citoyen, sans que cette contestation soulève dans ce pays
de démocratie et de liberté -- sauf de rares et honorables exceptions--
la moindre protestation.
Hier,
on spécifiait avec affectation que, sous le nom de Juif, on désignait
le loup-cervier de la Bourse, le financier louche, le courtier
marron, celui qui vivait de l'agio et de la prédation, sans distinction
d'origine et de culte. Il s'en trouvait qui s'excusaient presque
de se servir du mot juif, mot, disait-on, consacré par l'usage
et dont les Israélites honnêtes auraient eu tort de se montrer
froissés. Maintenant, l'heure est passée de la dissimulation;
on ne fait plus de différence, on n'établit plus de catégories.
Pourquoi se cacherait-on? Les Juifs, fidèles à d'antiques traditions
d'humilité, et par pusillanimité atavique, ne se défendent pas.
Ils eussent dû se lever, se grouper, ne pas permettre qu'on discutât
une minute leur droit absolu de vivre, en gardant leur personnalité,
dans les pays dont ils sont citoyens. Ils ne l'ont pas fait. Ils
ont préféré courber la tête, ainsi qu'ils le faisaient autrefois,
quand le vent des persécutions, passant sur les ghettos sinistres,
ranimant la flamme des bûchers fumants, faisait se ployer les
échines et se recroqueviller les faibles et tremblantes âmes.
Ils se sont dit: tout cela passera, laissons s'apaiser la tempête
et feignons de ne pas entendre; si nous ne répondons pas, on croira
que nous ne sommes plus là et on nous oubliera.
Pauvres
esprits et pauvres cervelles, aveugles et sourds, sans intelligence,
sans compréhension, sans courage et sans énergie!
Je
ne veux pas insister; la puissance de l'assaut réveillera peut-être
des volontés hésitantes et ranimera des curs débiles. Ce
que je voudrais qu'on comprît maintenant, c'est l'étendue de ce
mouvement qu'on a dédaigné jusqu'à aujourd'hui, je voudrais que
les clairvoyants, s'il y en a, se rendissent compte que l'on ne
s'arrêtera pas aux Juifs. Il est vrai que quelques-uns le voient
et, pour se préserver de l'orage, des francs-maçons candides se
font antisémites; ils aident à forger le fer qui les frappera
bientôt.
"Pour
l'honneur et le salut de la France, affichent les ligueurs antisémites,
n'achetez rien aux Juifs. Pour l'honneur et le salut de la France,
disent les congrès catholiques de Reims et de Paris, n'achetez
rien aux Juifs et francs-maçons. Pour l'honneur et le salut de
la France, dit en chaire l'évêque de Nancy, n'achetez qu'aux catholiques."
Comme elle est réconfortante cette levée des aunes, quelle noble
cause défendent ces épiciers enrichis, ces bonnetiers, tous ces
marchands qui identifient la gloire d'une nation avec la prospérité
de leurs comptoirs. Quelle belle et joyeuse forme du "struggle
for life", et ne voit-on pas que tous ces croisés sont les dignes
fils d'un peuple qui, le premier, par le monde, a semé l'égalité
et la liberté.
Quand
les antisémites affirmaient qu'ils ne voulaient travailler que
pour le bien du peuple, lorsqu'ils prétendaient combattre l'exploitation
de l'homme par l'homme, je leur ai répondu que, comme ils voulaient
supprimer seulement le Juif riche en laissant subsister le régime
capitaliste, ils n'arriveraient à rien et que la situation du
pauvre et du prolétaire serait la même après qu'avant.
J'étais
fort naïf en ce temps-là. Mieux éclairé, mieux averti, j'ai affirmé,
et j'affirme encore que les antisémites sont les défenseurs du
capital chrétien, je veux dire du capital catholique, et je les
défie toujours de prouver le contraire. J'élargis cette affirmation.
Les antisémites combattent non seulement pour défendre le capital
catholique, mais encore pour conquérir pour les citoyens catholiques,
aux dépens des autres citoyens, des avantages, des privilèges
et des prébendes. Ils rêvent la reconstitution de l'État
chrétien, celui qui ne conférera des avantages qu'aux fils soumis
de l'Église. Quel antisémite osera le nier? Aucun. Je proteste
donc maintenant contre l'antisémitisme, au nom de la liberté,
au nom du droit, au nom de la justice. Serai-je seul à élever
la voix? J'espère que non.
HISTOIRE
D'UNE POLÉMIQUE
Le
Figaro du 16 mai publia sous le titre de "Pour les Juifs" un très
brave, très courageux, très noble article de M. Émile Zola.
"Depuis quelques années, disait M. Zola, je suis la campagne qu'on
essaye de faire en France contre les Juifs, avec une surprise
et un dégoût croissants. Cela m'a l'air d'une monstruosité, je
veux dire une chose en dehors de tout bon sens, de toute vérité
et de toute justice, une chose sotte et aveugle qui nous ramènerait
à des siècles en arrière, une chose enfin qui aboutirait à la
pire des abominations, une persécution religieuse ensanglantant
toutes les patries. Et je veux le dire."
Je
n'ai pas à analyser ici cet article. Chacun l'a lu. Dans La Libre
Parole du 18 mai, M. Édouard Drumont répondit à M. Émile
Zola. Il me mettait en cause en débutant, fort aimablement d'ailleurs,
disant que j'étais un adversaire "redoutable et subtil"... La
réponse de M. Drumont ne m'ayant pas paru décisive, je crus devoir
le dire, et je publiai dans le Voltaire du 20 mai l'article qui
suit.
I.- CONTRE L'ANTISÉMITISME
M.
Émile Zola vient de commettre une action abominable. Il
a défendu les Juifs ou plutôt il a attaqué l'antisémitisme. Qu'attendre
d'un homme qui a du sang italien dans les veines? Un Français
de France n'eût point osé faire chose semblable. Sarcey lui-même
a renoncé à intervenir en faveur de cette tribu de déicides qui,
chacun le sait, dévore les petits enfants chrétiens, tombe en
des convulsions de rage au saint nom de Jésus-Christ, un des rares
Juifs qui ne soient pas maltraités par les antisémites, et dispose
d'une puissance si formidable qu'elle écraserait en un jour l'antisémitisme
si elle le voulait, ce dont chacun s'aperçoit.
Drumont n'a pas laissé passer cette algarade de l'auteur de Rome
sans lui dire son fait, et il a ouvert son mandement par quelques
paroles à mon adresse, si aimables qu'il m'en voudrait de ne pas
lui dire que son article n'était pas bon. Il fera bien à l'avenir,
et c'est là un conseil désintéressé, de surveiller son argumentation,
de choisir ses raisonnements et de soigner sa logique. Sa réponse
est vraiment un peu embrouillée: Coppée, Halévy, les prophètes,
Enguerrand de Marigny, Swedenborg et Rouanet, Carlyle et le baron
de Hirsch, le centenaire de Tolbiac et les pauvres religieux que
les francs-maçons traquent "comme des Outlaw", le couvent des
Oiseaux et Fourmis se rencontrent au long des trois colonnes de
La Libre Parole, dans le plus joyeux pêle-mêle. Jamais le bon
public antisémite ne se reconnaîtra là-dedans. Mais enfin ce n'est
pas là mon affaire et Drumont doit savoir mieux que moi ce qu'il
lui faut et quels sont les plaisirs, artistiques ou autres, qu'il
sait goûter.
Mais je ne veux pas faire de critique littéraire, et ce que je
dis là est pour constater une fois de plus l'art infini que met
Drumont à ne jamais répondre.
Zola
lui dit que l'antisémitisme est une conception barbare, médiocre,
inférieure, il riposte en blâmant les gens du monde qui lisent
Germinal -- et oublient sans doute, pendant ce temps, de méditer
sur la France juive. Il ne s'agit pas de cela, et le geste de
la Mouquette n'a rien à voir avec la guerre aux juifs. J'ai, quant
à moi, souvent demandé à M. Drumont de s'expliquer sur certains
points obscurs de sa doctrine. Je n'en ai jamais su tirer que
des renseignements sur sa famille et sur ses débuts dans le journalisme,
et encore ne m'a-t-il pas tout dit et il m'a laissé apprendre
indirectement bien des choses.
Cependant
aujourd'hui il a glissé dans son réquisitoire quelques phrases
qui m'ont tout l'air d'un programme précis. Il faut donc les reproduire.
"Les
antisémites, dit-il, se sont proposé de délivrer les travailleurs
écrasés par tous les monopoles juifs, exploités de toutes les
façons par des entrepreneurs de ventes à crédit, dépouillés des
quelques économies qu'ils ont pu parfois réaliser à grand-peine,
par des flibustiers sans vergogne." Est-ce tout? Et bien, vraiment,
voilà qui n'est pas brillant, surtout pour un sociologue. Comment,
Drumont, vous avez fait tant de livres, écrit tant d'articles,
dont quelques-uns étaient bons, uniquement pour faire supprimer
les établissements de vente à crédit juifs, les monopoleurs juifs
et les exploiteurs juifs? Et les monopoleurs, les exploiteurs,
les entrepreneurs chrétiens qu'en ferez-vous? Vous les supprimerez
aussi? Alors pourquoi êtes-vous seulement antisémite? Vous les
garderez? Alors votre sociologie devient inférieure. Vous allez
protester par quelques périodes ronflantes. Je vous connais, vous
êtes capable, pour la circonstance, de sortir quelque citation
de Voltaire ou de Proudhon. Il y a aussi quelques phrases de Fourier
que je vous signale et quelques autres de Marx que je pourrais
vous donner; ça nous changera un peu de "l'enfer excrémentiel"
de Swedenborg qui ne peut pas toujours servir et des aphorismes
du baron de Billing qui manquent un peu de notoriété.
Cependant
je vous avertis que cela ne saura pas m'émouvoir. Écoutez-moi,
Drumont, vous ne connaissez pas les Juifs, ou du moins vous ne
les connaissez pas tous. Il y en a un grand nombre qui ont gardé
des persécutions anciennes une déplorable habitude: celle de recevoir
des coups et de ne pas protester, de plier l'échine, d'attendre
que l'orage passe et de faire les morts pour ne pas attirer la
foudre. J'en sais qui ont des conceptions différentes. Je suis
de ceux-là et je ne suis pas le seul. J'en sais bien d'autres,
et dans ce journal même, qui sont partisans de moins de mansuétude.
Ceux-là en ont assez de l'antisémitisme, ils sont fatigués des
injures, des calomnies et des mensonges, des dissertations sur
Cornéliuz Herz et des prosopopées sur le baron de Reinach. Et
demain ils seront légion, et s'ils m'en croyaient, ils se ligueraient
ouvertement, bravement contre vous, Drumont, contre les vôtres,
contre vos doctrines; non contents de se défendre, ils vous attaqueraient,
et vous n'êtes pas invulnérables, ni vous, ni vos amis.
Vous
allez rire et me répondre que nous ne sommes pas près de voir
se fonder une association de Juifs contre l'antisémitisme. C'est
possible, mais en attendant vous ne douterez pas si je vous dis
que, à deux ou trois seulement, il serait possible de vous empêcher
de vous dérober.
Il
y a des Juifs, mon bon Drumont, qui gagnent quarante sous par
jour et les Rothschild ne les invitent pas au mariage de leurs
filles, ils préfèrent y convier les papas des bons jeunes gens
des cercles catholiques et de l'Union nationale que vous haranguez
du haut de votre balcon.
Je
vous le demande, croyez-vous que les travailleurs de France, dont
le sort vous préoccupe tant, seront plus heureux quand ils seront
sous la coupe des industriels qui font patronner leur établissement
par Notre-Dame de l'Usine? Donnez-moi donc une fois votre avis
sur le capital chrétien et dites-moi si sincèrement vous ignorez
que l'antisémitisme sert uniquement les intérêts des capitalistes
catholiques, des petits bourgeois catholiques et que le dernier
de ses soucis est précisément le sort du prolétariat?
Quand vous aurez répondu à cette question, je pourrai vous en
poser d'autres et nous ne sommes pas encore au bout.
En
réponse aux questions que je posais, M. Drumont publia dans La
Libre Parole du 22 mai, un article auquel il voulut bien donner
pour titre: "Un émule de Zola". Cet article commençait ainsi:
"Pour
une fois que j'ai eu la faiblesse de dire quelque chose d'aimable
à un Juif, je n'ai vraiment pas eu de chance. J'avoue que j'avais
trouvé dans L 'Antisémitisme, son histoire et ses causes de Bernard
Lazare, quelques pages empreintes d'une certaine impartialité
(1). Je l'ai dit, et M. Bernard Lazare en profite aujourd'hui
pour m'être désagréable à propos de l'article de Zola. Que voulez-vous?
La race est comme cela..."
Dans
le Voltaire du 24 mai, je répondis à M. Drumont.
II.-
RÉPONSE A M. DRUMONT
Je
demandais, il y a quelques jours, à M. Drumont, de me répondre.
Il faut à mon tour que je réponde à M. Drumont. Je lui ai posé
quelques questions précises, il les a éludées en cherchant à me
mettre en contradiction avec moi-même. Je les lui poserai une
fois encore, le laissant libre de croire qu'en lui demandant une
explication nette, je désire simplement avoir un peu de la notoriété
qui s'attache à tout ce qui vient de lui. Je n'avais pas encore
vu M. Drumont dans ce rôle de dispensateur de gloire, et il me
sera permis de dire que je n'avais pas fait fonds sur lui pour
recueillir un peu de cette renommée qu'il aime.
Avant
tout je dois reconnaître que M. Drumont a souvent écrit que je
n'étais pas un sot et qu'il m'a attribué du talent. C'était, dit-il,
pour être aimable envers moi et il regrette maintenant d'avoir
eu cette faiblesse. Je croyais qu'il n'avait fait qu'exprimer
une conviction sincère sur mon compte. Je me serai donc trompé,
et à l'avenir peut-être M. Drumont me jugera-t-il plus mal qu'il
ne l'a fait jusqu'à présent. Je le regretterai pour lui. Il paraît
qu'aujourd'hui je profite de son amabilité pour lui être "désagréable"
à propos de son article sur Zola et il ajoute: "Que voulez-vous?
La race est comme cela..." J'avoue que je ne comprends pas. Qu'est-ce
que M. Drumont attendait de moi, et quel service m'a-t-il rendu
qui dût contraindre ma reconnaissance à m'abstenir de toute critique
à son égard?
D'abord
quelle raison aurais-je d'être agréable à M. Drumont? Je suis
Juif et, en tant que Juif, il désire me renfermer dans un ghetto,
me priver de mes droits d'homme et refaire de moi un paria. Pense-t-il
donc me consoler ou m'adoucir en me disant: "Mon ami, vous ne
manquez pas de talent"? Cela serait vraiment insuffisant.
Mais
si je n'ai aucun motif pour être agréable à M. Drumont, je n'en
ai pas non plus pour lui être désagréable. Il me fera peut-être
l'honneur de croire que ce sont des mobiles plus hauts et plus
graves qui me poussent.
Je
n'ai jamais varié d'opinion sur M. Drumont. Dans mon livre sur
"L 'Antisémitisme, son histoire et ses causes"
(2) dans lequel il avait trouvé quelques pages qui lui
semblaient "empreintes d'une certaine impartialité" --j'ai écrit
(page 241) (3) : "M. Drumont est le type de l'antisémite
assimilateur qui a fleuri ces dernières années en France et qui
a pullulé en Allemagne. Polémiste de talent, vigoureux journaliste
et satiriste plein de verve, M. Drumont est un historien mal documenté,
un sociologue et surtout un philosophe médiocre." J'ajoutais en
parlant de quelques historiens, économistes et philosophes qui
professaient l'antisémitisme: "Il ne peut, sous aucun rapport
être comparé à des hommes de la valeur de H. de Treitschke, d'Adolphe
Wagner et d'Eugène Duhring." A cette époque, M. Drumont me répondit
qu'il ne connaissait aucun de ceux dont je parlais.-- Cela ne
me surprit pas et il y a bien d'autres choses encore qu'il ignore.--
Il voulut bien, néanmoins, me dire que malgré cela, il les aimait,
parce qu'ils détestaient les Juifs, mais qu'il leur était certainement
supérieur puisqu'il était Français.
Avec
un raisonnement semblable, on en arrive facilement à considérer
Meilhac comme supérieur à Shakespeare, et Jean Aicard à Goethe.
Ce
que je disais dans mon livre, je l'ai redit dans une brochure
qui s'appelait "Antisémitisme et Révolution" (4),
j'écrivais là: M. Drumont est "perturbé par l'hystérie religieuse
et, d'autre part, s'il fait illusion avec de gros fatras, il est
sur bien des points ignorant comme une carpe, et sa façon d'écrire
l'histoire vaut bien celle du père Loriquet" (5). Ces diverses
appréciations n'avaient pas altéré la bienveillance de M. Drumont
à mon égard, et j'ignore vraiment pourquoi mon dernier article
me l'a fait perdre. Qu'importe, je m'en consolerai, mais je ne
pourrai, malgré tout, que maintenir les jugements que j'ai portés
sur lui. Pas plus aujourd'hui qu'hier je ne croirai à sa science,
à sa sociologie et à sa gloire immortelle. Veut-il me dire qui
étaient Lampon et Isidore, qui étaient Eisenmenger et Wagenseil?
Les deux premiers agitèrent Alexandrie et firent se ruer la populace
grecque contre les Juifs. Les deux seconds ont écrit contre les
Juifs des livres plus gros que La France juive et plus savants.
Leur nom n'est même pas connu des antisémites; c'est peut-être
encore moi qui les leur apprendrai. L'oubli dans lequel ils sont
tombés pourrait servir à Drumont de sujet de méditation. Je le
lui affirme: il y aura encore des Juifs dans le monde que son
nom aussi sera oublié, à moins qu'un Josèphe ne le conserve comme
fut conservé le nom d'Appion.
Mais
c'est assez sur ce sujet et je veux reprendre les pseudo-réponses
de M. Drumont: "Une autre facétie, écrit-il, à laquelle se livre
volontiers M. Lazare, c'est de soutenir que je veux faire massacrer
le petit Juif qui gagne quarante sous par jour. Or, en admettant
que le petit Juif qui gagne quarante sous par jour ne soit pas
un mythe, je n'ai jamais nourri contre lui les noirs desseins
que me prête M. Lazare, et M. Lazare serait bien en peine de me
montrer la page où j'ai poussé à l'égorgement de ce petit Juif."
Je
passerai sur le doute qu'émet M. Édouard Drumont touchant
la situation économique de certains Juifs. (6)
De
deux choses l'une: ou il est mal renseigné et il n'en a pas le
droit, puisqu'il s'occupe des Juifs, ou l'aveu de la misère des
sept huitièmes des Juifs du monde gênerait ses polémiques et sa
doctrine et il affecte d'ignorer cette misère. Venons au reste.
Je n'ai pas écrit que M. Drumont excitait directement à l'égorgement
des petits Juifs, mais j'aurais pu l'écrire et j'aurais eu raison,
même en ne citant pas de lui une page où il ait poussé d'une façon
formelle à cet égorgement. Lorsque son journal injurie tous ceux
dont le nom est sémite, lorsque ses amis, qu'il approuve et félicite
en les haranguant, crient "Mort aux Juifs!", ils ne me paraissent
pas s'adresser uniquement aux financiers cosmopolites. Est-ce
contre les financiers cosmopolites qu'ils manifestaient, dimanche
dernier, devant la porte de quelques commerçants juifs? Est-ce
contre ces financiers que se forment, soutenues par le clergé,
ces ligues de Lyon, de Valenciennes et de Lille dont le mot d'ordre
est: "N'achetez rien aux Juifs!" Quand on prend comme devise:
"Guerre aux Juifs", il devient de mauvaise foi de soutenir qu'on
ne s'attaque qu'à une certaine catégorie d'entre eux, et qui est
dans la vérité, vous, Drumont, qui affirmez ne pas vouloir de
mal à ceux d'entre les Israélites qui n'appartiennent pas à la
finance, ou moi qui soutiens qu'avec votre système on laisserait
en paix les capitalistes chrétiens en se ruant sur tous les Juifs
indistinctement, puisque le signe qui distingue, de votre propre
aveu, vos ennemis, est non pas une fortune disproportionnée, mais
un nez crochu?
"Je
ne me suis pas placé sur le terrain confessionnel, poursuivez-vous,
et M. Bernard Lazare sait mieux que personne que l'antisémitisme
n'est pas une question religieuse, puisque les Arabes, qui adorent
Mahomet, ont plus de haine encore pour les Juifs que les chrétiens
qui adorent Jésus." Si M. Drumont connaissait les Arabes, il ne
dirait pas, d'abord, qu'ils adorent Mahomet, il ne soutiendrait
pas ensuite que les raisons de leur haine contre les Juifs, de
même que les mobiles de leur haine contre les chrétiens, ne sont
pas religieux. Je me permets de renvoyer M. Drumont à mon livre
qu'il a sans doute mal lu. S'il l'avait bien lu, en effet, il
ne ferait pas de moi un de ses auxiliaires, même temporaire.
C'est
ici, d'ailleurs, le point important, pour M. Drumont, de son article.
D'un ouvrage de 400 pages, il extrait trente-six lignes et, en
les isolant, il dénature toute ma pensée. J'ai écrit qu'il y avait
à l'antisémitisme universel des raisons profondes et sérieuses.
Je le dis encore et pas plus aujourd'hui qu'hier je ne soutiens
que Drumont l'a inventé. Drumont n'a rien inventé. J'ai écrit
qu'il ne fallait pas croire que les manifestations antisémites
furent, dans le passé, simplement dues à une guerre de religion.
Je le maintiens encore. J'ai écrit que la raison de l'antisémitisme
dans l'histoire fut que "partout et jusqu'à nos jours le Juif
fut un être insociable". Je le dis toujours. Mais à la suite de
cette constatation qui se trouve dans le premier chapitre de mon
livre, je déclarais que mon but était d'examiner "si ces causes
générales persistent encore et si ce n'est pas ailleurs qu'il
nous faudra chercher les raisons de l'antisémitisme moderne".
Ces raisons je les ai étudiées minutieusement. J'ai constaté que
le Juif n'était insociable que dans les pays comme la Roumanie,
la Russie, la Perse, etc., où on le met hors la loi et où on l'oblige
à se renfermer dans un ghetto qui lui crée un exclusivisme intellectuel
et moral. J'ai établi que le reproche que fait l'antisémitisme
moderne aux Juifs modernes, ce n'est pas d'être insociables, mais
d'être trop sociables; ce n'est pas de se livrer uniquement à
l'usure ou à la finance, mais au contraire de porter leur activité
sur d'autres points et de se mêler à toutes les manifestations
de la vie contemporaine. Enfin, en terminant ce livre j'ai écrit
(pages 389 et 390) (7): "Les causes de l'antisémitisme
sont nationales, religieuses, politiques et économiques, ce sont
des causes profondes qui dépendent non seulement des Juifs, non
seulement de ceux qui les entourent mais encore et surtout de
l'état social."
Je
récrirais aujourd'hui ce livre que j'aurais sans doute bien des
choses à y changer, bien des choses à y ajouter, mais si je me
fais un reproche, c'est justement de n'avoir pas précisé les causes
religieuses de l'antisémitisme, c'est de n'avoir pas suffisamment
montré combien elles servent les intérêts économiques de certains
capitalistes.
Aujourd'hui
comme hier j'affirme que la lutte contre le Juif est un épisode
de la "lutte intestine entre détenteurs du capital" une forme
de la concurrence; en voyant ce combat commercial contre le Juif,
se compliquer d'un combat contre le Franc-maçon et le Protestant,
je ne changerai pas d'avis.
Aujourd'hui
comme hier, je prétends que l'antisémitisme sert uniquement le
capital chrétien ou plutôt catholique. J'ai dit que je défiais
Drumont de me prouver le contraire, je l'en défie une fois encore.
J'ai déclaré que je ne le laisserais pas se dérober, je le déclare
encore. Le débat sur la question juive ne doit pas être un débat
sur ma personnalité. M. Drumont voudrait-il en faire un débat
sur la sienne? Je suis persuadé qu'il n'y tient pas.
Je
maintiens donc toutes mes affirmations. Je pose de nouveau toutes
mes questions, car ce sont celles auxquelles M. Drumont s'obstine
à ne pas répondre et je répète:
"Croyez-vous que les travailleurs de France, dont le sort vous
préoccupe tant, seront plus heureux quand ils seront sous la coupe
des industriels qui font patronner leurs établissements par Notre-Dame
de l'Usine? Donnez-moi donc une fois votre avis sur le capital
chrétien et dites-moi si sincèrement vous ignorez que l'antisémitisme
sert uniquement les intérêts des capitalistes catholiques, des
petits bourgeois catholiques et que le dernier de ses soucis est
précisément le sort du prolétariat?"
Je
ne sortirai pas de là et je saurai prouver une fois encore ce
que j'ai si souvent avancé, même dans ce livre sur lequel M. Drumont
veut faire porter sa polémique: l'antisémitisme est une forme
du protectionnisme et il ne sert que les intérêts d'une fraction
de la bourgeoisie.
M. Édouard Drumont ne crut pas devoir me répondre. N'avait-il
pas d'ailleurs écrit dans l'article auquel je répliquais: "On
peut répondre une fois pour causer satisfaction à un confrère,
fut-il sémite, on ne peut le faire continuellement."
Malgré cela j'écrivis dans le Voltaire du 31 mai, les lignes qui
suivent:
III.-
CE QUE VEUT L'ANTISÉMITISME
Décidément, M. Drumont est un sociologue qui n'aime pas à discuter
sociologie. C'est un homme prudent, il connaît sa faiblesse, et
quand on lui pose des questions qui l'embarrassent, il préfère
garder le silence. Vous lui demandez si l'association antisémite
et cléricale des négociants et industriels, dont la devise est:
"N'achetez rien aux francs-maçons et aux Juifs", a pour but de
sauver la France ou de faire de meilleures affaires. Il vous répond
qu'on a ouvert un plébiscite pour savoir s'il appartenait à la
race de Sem, et il affirme qu'il a été baptisé, comme Halévy et
Erlanger. En quoi veut-il que cela m'intéresse?
Toutefois,
puisque mes questions lui déplaisent, je veux bien lui en poser
d'autres. Je lui ai dit que nous aurions, s'il le voulait, d'inépuisables
sujets de conversation, que je lui adresserai d'innombrables demandes.
Sans doute, dans le nombre, quelques-unes l'intéresseront-elles?
J'abandonne donc pour le moment --car j'y reviendrai, non plus
pour interroger, mais pour démontrer --la question du capitalisme
catholique. Peut-être M. Drumont est-il mal documenté là-dessus
et ses tiroirs sont-ils vides, --ce que d'ailleurs j'observe depuis
quelque temps.-- Je pourrai un jour lui indiquer des sources sérieuses
de renseignements, et il pourra faire un livre très curieux.
Parlons
donc de la mission de l'antisémitisme, car l'antisémitisme, qui
l'ignore? a une mission. Ses apôtres sont spécialement mandatés
par la divinité qui a résolument abandonné son ancien Benjamin.
Drumont, l'autre jour, et sans avoir l'air de rien, a indiqué
cette mission en quelques lignes contenues dans un article sur
le couronnement du tsar, et qui ont failli m'échapper, ce que
j'eusse regretté. Reproduisons-les: "La mission de l'antisémitisme,
au fond, c'est de refaire un cerveau neuf, une mentalité nouvelle
aux Français, de les faire rentrer dans la réalité, de leur enseigner
ce qu'ils valent, de leur apprendre à surmonter ces humilités
ridicules contrastant avec des déclamations emphatiques et grotesques,
ces superstitions, ces adorations d'hommes et de choses qui nous
sont tout à fait inférieurs."
Qu'est-ce
que M. Drumont entend par un cerveau neuf et une mentalité nouvelle?
Sur ce sujet, on peut trouver une réponse dans ses livres et dans
ses articles, et je suis tout disposé à reconnaître en ce point
leur utilité. La seule chose un peu nette et claire, en effet,
dans les gros bouquins, indigestes et confus, du propagateur de
l'antisémitisme, -- qui est décidément meilleur journaliste que
moraliste, philosophe, historien ou sociologue --c'est un amour
puéril et touchant pour l'ancienne France. L'histoire, pour M.
Drumont et pour le père Loriquet, a suivi son cours normal jusqu'en
1789. A cette date, le ciel a permis que le vieil édifice de la
monarchie s'écroulât, et en même temps il a frappé la France de
démence.
Pendant
quelques années, Satan a régné sur la terre des lys. M. Drumont
est exactement renseigné là-dessus. Il a consciencieusement démarqué
l'abbé Barruel, Dom Deschamps et Crétineau-Joly. Il ne les cite
pas toujours, mais le souffle de ces maîtres court dans son uvre.
Là encore je me garderai de dire que M. Drumont a inventé cette
théorie, il l'a adoptée. Pour lui comme pour ceux dont je viens
de parler, la France, perturbée par une influence diabolique,
a perdu il y a plus de cent ans son équilibre; elle cherche vainement
à le reconquérir depuis, de là des secousses, des révolutions.
Quand aura-t-elle retrouvé son harmonie? Quand elle sera redevenue
ce qu'elle était, c'est-à-dire un État chrétien, quand les Français
auront retrouvé leur cerveau et leur mentalité d'antan. Et voilà
ce que le bon chevalier croisé contre les fils d'Israël appelle
refaire un cerveau et une mentalité nouvelle.
Les
antisémites vont peut-être me dire que c'est par un paradoxe facile
que je leur attribue l'état d'esprit des contemporains de saint
Louis. Ils connaissent, disent-ils, les exigences de la pensée
moderne, et savent en tenir compte; ils font la part des progrès
faits par la science, à tel point qu'ils s'efforcent de mettre
la théologie d'accord avec elle. Leur but avoué et caché n'en
est pas moins l'unification de la France. Et comment conçoivent-ils
cette unification? Ils la conçoivent religieusement. La France,
affirment-ils, sera heureuse quand elle sera redevenue une, c'est-à-dire
chrétienne, c'est-à-dire catholique. Une preuve? C'est que l'antisémitisme
en même temps que le Juif, combat le franc-maçon et le protestant.
Cependant
le protestant et le franc-maçon sont bien des Français de France.
Ce n'est donc plus uniquement la lutte contre "le Juif étranger"
que préconisent M. Drumont et ses amis. Diront-ils encore qu'ils
ne font pas de leur antisémitisme, qui est aussi un anti-franc-maçonnisme
et un anti-protestantisme, une question religieuse?
Mais
ce n'est pas encore là ce que je veux demander aux antisémites.
Comment feront-ils pour faire rentrer les Français dans la réalité?
Est-ce simplement en constatant, comme l'a fait M. Drumont, que
la ruée de la foule dans le logis de Mlle Couédon indique un retour
du peuple de France au bon sens? Ce ne peut être suffisant. De
quelle façon s'opérera cette homogénéité nouvelle? La doctrine
semble confuse. Parfois M. Drumont sort une prophétie de Nostradamus
qui était, paraît-il, de la tribu d'Issachar, ce qui donne une
grande valeur à ses vaticinations. D'après Nostradamus qui, étant
Juif, n'avait aucun intérêt à affirmer une chose semblable, tout
sera arrangé par un justicier qui sera "le grand Celtique". J'ai
cru remarquer que M. Drumont se considérait quelquefois comme
ce "grand Celtique". Je ne le chicanerai pas là-dessus et je veux
bien le croire. Cependant, cette solution ne semble pas toujours
satisfaisante à l'érudit auteur de la France juive. Il cite alors
les propres paroles de Notre-Dame de la Salette; il apprend à
ceux qui l'ignorent que l'Antéchrist naîtra bientôt d'un évêque
et d'une Juive, et qu'après quelques horrifiques combats l'ordre
renaîtra en Gaule. L'évêque est, paraît-il, tout désigné: ce serait
Mgr Fuzet, de Beauvais, si je ne me trompe.
Le rôle de l'antisémitisme doit être sans doute de préparer la
venue de tous ces combattants. Je voudrais savoir comment il procédera.
Je manque de données précises là-dessus. Voyons, monsieur Drumont,
qu'allez-vous faire des Juifs? Exposez-moi votre programme. J'imagine
que vous n'en avez pas, ni vous ni vos disciples. Prouvez-le,
direz-vous? Voilà qui est facile. Il y a près d'un an, vous avez
ouvert à La Libre Parole un concours sur les moyens de ruiner
"la suprématie juive"; j'ai même demandé à faire partie du jury
de ce concours et j'attends que l'on me convoque. Mais le concours
est renvoyé chaque mois; n'est-ce pas une preuve de la confusion
d'idées des antisémites? Il serait temps, cependant, dans l'intérêt
même du parti, de dire une bonne fois ce que vous voulez. Je vais
encore attendre votre réponse, monsieur Drumont, et si vous ne
répondez pas, nous pourrons causer d'autre chose.
Il
me faut ici revenir en arrière et donner quelques explications
sur le concours auquel je faisais allusion. Le 22 octobre 1895
La Libre Parole mettait au concours le sujet suivant: "Des moyens
pratiques d'arriver à l'anéantissement de la puissance juive en
France, le danger juif étant considéré au point de vue de la race
et non au point de vue religieux."
En
annonçant ce concours, M. Drumont disait: "Si un Juif n'appartenant
pas au monde de la finance et ayant, par conséquent, quelque autorité
dans la question, désirait faire partie du jury, nous serions
disposés à lui accorder une place."
J'écrivis
aussitôt au directeur de La Libre Parole la lettre ci-dessous,
qui parut dans le numéro du 24 octobre précédée des quelques lignes
que je reproduis:
"Nous recevons de M. Bernard Lazare la lettre suivante que nous
insérons bien volontiers, ainsi qu'il nous en fait la demande,
mais en faisant des réserves formelles, toutefois, sur la solution
qu'il préconise et qui nous paraît un peu radicale:
"Paris,
23 octobre 1895.
"MONSIEUR
LE DIRECTEUR,
"Jusqu'à présent, j'avais toujours reproché à l'antisémitisme
de ne donner aucune solution à la question qu'il avait soulevée.
A plusieurs reprises même, j'ai demandé, soit à vous, soit aux
vôtres, quelles mesures vous préconisiez pour échapper à ce que
vous nommez la domination juive, à ce que j'appelle la tyrannie
du capital qui n'est pas spécialement juif, mais universel. Je
n'ai jamais obtenu de réponse.
"Le
concours que vous ouvrez satisfera, je l'espère, ma curiosité,
et me fixera sans doute sur la doctrine antisémite. Voulez-vous
me permettre de faire partie du jury? Vous pouvez être assuré
de mon absolue impartialité, quoique d'avance, je trouve que la
seule mesure logique serait le massacre, une nouvelle Saint Barthélemy.
"Si vous acceptez mon offre, je vous serai obligé de vouloir bien
insérer cette lettre, qui l'explique.
"Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l'assurance de ma haute
considération.
"Bernard
LAZARE."
Je
faisais donc partie du jury de La Libre Parole . A la suite de
mon article du 31 mai, je reçus une lettre de M. Drumont, m'expliquant
les causes du retard qu'avait subi le concours; je m'empressais
de lui répondre et rappelais cette réponse dans l'article que
je consacrais encore à l'antisémitisme dans le Voltaire du 7 juin.
IV.- LA QUATRIÈME A M. DRUMONT
Il faut savoir reconnaître ses erreurs. J'avais dit dans mon dernier
article que sans doute le concours organisé par La Libre Parole
sur les moyens "d'anéantir la puissance juive" était indéfiniment
remis. Je m'étais trompé. Le concours aura lieu. M. Édouard
Drumont a bien voulu me le faire savoir, et il m'a écrit que je
faisais toujours partie du jury. Je l'en ai remercié, lui déclarant
que j'étais fort heureux de cela, et que j'espérais trouver dans
les travaux qui me seront soumis une réponse aux questions que
je pose.
Je
vois, en effet, que je ne dois pas compter pour cela sur M. Drumont
lui-même. Je ne lui en veux pas. Peut-être a-t-il des préoccupations
plus pressantes que celle de discuter sur la doctrine ou le but
même de l'antisémitisme. J'aime mieux penser cela que de le croire
gêné par mes demandes. Un homme qui a consacré sa vie à une cause
ne doit évidemment pas être embarrassé par les interrogations
d'un Juif assez indiscret pour demander ce que l'on veut faire
de lui. S'il ne répond pas, c'est qu'il a ses raisons. Je ferai
bien de ne pas m'obstiner. Quelques personnes me l'ont conseillé.
Les unes m'ont dit: Comment, vous qui êtes un révolutionnaire,
un socialiste, pouvez-vous vous occuper de ce problème si restreint
de l'antisémitisme, qui sera résolu le jour où on résoudra tous
les autres? J'examinerai cette objection quelque jour -- chaque
chose doit avoir son temps -- je me justifierai aux yeux de ces
sincères doctrinaires et leur prouverai que les Juifs ne peuvent
pas cependant se laisser manger en souhaitant uniquement l'âge
d'or où tous les hommes seront frères. D'autres ont ajouté: Vous
qui êtes un athée, qu'allez-vous faire dans cette galère, cela
ne vous est-il pas indifférent de voir attaquer les Juifs? A cela
j'ai répliqué qu'il m'était absolument indifférent d'entendre
attaquer la religion juive, mais que les bons antisémites, le
jour où ils m'enlèveront mes droits de citoyen et d'homme ne me
demanderont pas si je pratique ou non les rites du judaïsme. Alors,
que voulez-vous que je fasse? Je ne puis pas me convertir, puisque
je trouve toute confession absurde quand elle n'est pas abjecte,
et d'ailleurs les amis de Drumont me diraient que cette palinodie
basse ne peut servir à rien et ils me considéreraient comme faisant
toujours partie de la tribu d'Israël. Je dois donc défendre mes
prérogatives d'individu. Je suis Juif, étant né tel. Il ne me
plaît ni de changer de nom, ni de m'affilier à une église, ou
à un temple, ou à une mosquée. J'ai le droit de rester tel et
je soutiendrai ce droit. Qui peut me donner tort?
Mais
tout cela m'éloigne de M. Drumont. J'y reviens. Je constate qu'il
n'a jamais répondu aux questions que j'ai posées. Il pourra protester
et dire: J'ai écrit là-dessus dix livres et mille articles; je
répliquerai qu'il n'a pas répondu en mille articles et dix livres
et nous ne serons pas plus avancés qu'avant.
La vérité est sans doute que tout ce que j'ai écrit ne l'intéresse
pas. Assurément, s'il prenait un intérêt à ce dont je parle, il
aurait voulu rétorquer mes erreurs et m'éclairer en même temps
qu'éclairer ses disciples. J'ai lu attentivement La Libre Parole
depuis une quinzaine pour savoir ce qui pouvait intéresser M.
Drumont. De quoi veut-il donc que je lui parle?
De
Karl Marx? Il ne l'a jamais lu. Des mauvais amis de Champrosay,
de M. Jacques Lebaudy et de Marx même ou du malheureux M. de Cesti
que ses familiers ont abandonné? Tout cela me laisse très froid
et je cède volontiers à d'autres le soin d'en disserter. Aimerait-il
mieux que je contasse des anecdotes? Sur ma famille ou sur mes
débuts dans les lettres? Comme a dit Drumont, je ne suis pas encore
assez célèbre. Je le deviendrai peut-être; mais, en attendant,
je ne puis passer mon temps à parler des débuts de mes confrères.
Cela n'a aucun attrait pour moi. Je ne sais pas dire les historiettes,
et ce n'est pas la renommée d'un Tallemant que j'ambitionne. A
chacun son uvre. Les chroniqueurs de menus faits ne manqueront
pas, je ne suis pas du nombre.
Ainsi,
il faut que je cesse d'interpeller M. Drumont; que d'autres continuent
s'ils le veulent. Pour moi, la question antisémite ne peut se
réduire à un dialogue avec le directeur du journal officiel de
ce parti, encore moins à un monologue que je débiterais devant
lui. M. Drumont n'est pas la cause de l'antisémitisme; il n'en
est pas même un facteur réel; il en est un écho et peut-être un
instrument. Quel peut être désormais mon but? Il doit être de
montrer les origines multiples de ce mouvement, d'en faire voir
les moteurs cachés, d'exposer les intérêts qu'il sert, de faire
comparaître les individualités ou les groupes dont il émane. Derrière
le décor antisémite, derrière les théories pseudo-scientifiques
de l'arianisme et du sémitisme, il importe de trouver les causes
réelles. Il faut exposer les vrais mobiles de la nouvelle croisade,
celle qui était dirigée hier contre les Juifs seuls, qui est dirigée
en même temps aujourd'hui contre les libres penseurs, les francs-maçons
et les protestants. Je ne m'adresserai plus, par conséquent, aux
antisémites; j'ai reconnu la vanité de cette tentative et la difficulté
de causer avec des gens qui sont décidés à rester muets et à se
dérober quand on les met au pied du mur. Je parlerai à ceux qui
ont des oreilles pour entendre et, qui sait, je pourrai délier
bien des langues.
Le lendemain même de la publication de cet article je recevais
de M. Édouard Drumont une lettre m'informant que la réunion
du jury aurait lieu le mercredi 10 juin. J'ai assisté à cette
réunion et j'ai siégé lors de la première séance de ce jury, dont
M. Drumont ne fait pas partie. Je n'ai pas cru que le fait d'avoir
franchi la porte de La Libre Parole devait enchaîner ma liberté
et me mettre dans l'obligation de cesser une polémique courtoise,
engagée depuis plus de trois semaines. Il importait d'ailleurs
pour moi d'apprécier une controverse engagée entre M. Jaurès et
M. Drumont sur l'antisémitisme; je publiai donc dans le Voltaire
du 14 juin, toujours sur la même question, un cinquième article
que voici:
V.-
LES RÉPONSES DE M. DRUMONT
J'avais
dit que je ne m'adresserais plus à M. Drumont. Non que les sujets
de conversation entre nous fussent épuisés, car il sait journellement
les faire naître, mais parce que je ne puis m'entêter à parler
avec un muet. Puis, en sa qualité de psychologue, Drumont dirait
encore que je ne le provoque à la discussion que pour voir mon
nom imprimé dans La Libre Parole, ce qui me ferait, chacun le
sait, une publicité considérable. J'aime mieux me taire, et quand
j'aurai des explications à demander au chevalier de l'antisémitisme,
j'irai les lui demander au journal. La très aimable façon dont
il m'a reçu l'autre jour, quand je suis allé assister à la première
réunion du jury du concours organisé par La Libre Parole m'y encourage.
A propos de ce concours je demanderai à Drumont l'autorisation
d'en parler librement et de donner sur lui et sur ses travaux
mon appréciation, bien entendu quand on aura attribué la médaille.
D'ailleurs, pour l'instant, je suis plongé dans la lecture des
manuscrits qu'on m'a confiés, et je ne veux même pas dire, par
discrétion, comment je les trouve. Mais, quittons ce sujet. Il
faut que j'explique pourquoi je parle encore à Drumont, après
avoir dit que je ne lui demanderais plus rien. C'est que s'il
ne m'a pas encore répondu, il a répondu à d'autres. Jaurès lui
ayant, dans La Petite République, posé quelques questions, il
a donné la réplique.
Eh
bien, je ne voudrais pas fâcher un adversaire, mais vraiment cette
réplique est absolument inférieure. Drumont va prétendre une fois
de plus que je dis cela uniquement pour lui être désagréable;
il aura tort, et j'affirme que, seule, la vérité m'y pousse, comme
disait le Barberousse des Burgraves. Mais il faut justifier mon
assertion:
"Que
dirait M. Drumont, qui accuse le socialisme d'être un truquage
juif, si nous lui répondions que l'antisémitisme est un truquage
capitaliste destiné à sauvegarder l'ensemble de la classe banquière,
industrielle et propriétaire par une petite opération sagement
limitée. Le capital se laisserait circoncire de son prépuce juif
pour opérer avec plus de garanties." Ainsi écrivait Jaurès. Je
ne puis analyser complètement son article, mais le passage que
je cite est le plus important. Il formulait une fois de plus la
question que je n'ai cessé de poser aux antisémites, celle que
je leur poserai toujours. Savez-vous ou ne savez-vous pas que
votre uvre consiste uniquement à défendre une catégorie
de capitalistes: les capitalistes catholiques? Jamais je n'ai
pu obtenir une réponse. Quand j'ai eu lu l'article de Jaurès,
je me suis dit: sans doute Jaurès sera plus heureux. Il est député,
il a une influence que je n'ai pas, une importance à laquelle
je ne veux prétendre, Drumont se croira sans doute obligé de soigner
un peu sa riposte. Je me suis trompé, et pour qu'on ne m'accuse
pas de partialité, je vais exposer les arguments de l'apôtre antisémite.
Il se lave d'abord d'un reproche sanglant. Jaurès l'avait accusé
de parler du socialisme de la même façon dont en parle Joseph
Reinach, qui voit dans le mouvement français un reflet du mouvement
allemand. Drumont ne peut accepter une semblable assimilation
et il rectifie, il a dit simplement, chacun comprendra la différence,
que d'ailleurs je n'ai pas saisie: "Le socialisme français se
traîne à la remorque du marxisme." Je corrige, il est vrai, ce
jugement en disant à Jaurés que s'il a une action c'est qu'il
est "à son insu, peut-être, le représentant de ce vieux socialisme
français qui n'a rien de commun avec celui de KarI Marx". Il le
complète en insinuant que Jaurès n'a a probablement jamais compris
le système de Karl Marx "qui ne s'est peut-être jamais compris
lui-même".
Je
voudrais -- et ceci est tout à fait désintéressé de ma part --
que Drumont comprît combien il fait hausser les épaules à tous
lorsqu'il écrit des fadaises semblables. Il ne peut prouver ainsi
que son ignorance absolue de toutes choses. Il n'est pas obligé
d'avoir lu les socialistes français, ni même Marx; il n'est pas
tenu par conséquent de savoir quels liens unissent leurs doctrines,
il peut même ignorer que les marxistes ne sont qu'une fraction
dans le parti révolutionnaire, mais alors qu'il ne parle pas de
ce qu'il ne sait pas.
C'est
vraiment un homme étrange. Il se refuse énergiquement à discuter
sur ce qu'il devrait connaître, et il se perd en divagations sur
des choses qu'il ignore. Continuons toutefois à lire son article.
Il critique vivement, et non sans justesse, le rôle parlementaire
des socialistes et leur attitude sous le dernier ministère. Il
affirme qu'il n'y aura de changement que par une révolution sociale
(et ce n'est pas moi qui le contredirai sur ce point). Mais que
sera cette révolution? Voilà! pour le comprendre il faut, paraît-il,
se rendre compte du mouvement antisémite. Il y a, dit Drumont,
dans tous les coins de la France, des millions d'êtres qui se
disent:
"Les antisémites ont raison. Si nous souffrons de toutes les manières,
si nous ne vendons pas notre blé ce qu'il nous coûte; si cette
terre, si riche, ne peut plus arriver à nourrir ses enfants, c'est
parce qu'une poignée d'écumeurs d'outre-Rhin et de financiers
véreux s'est ruée sur notre pays, c'est parce que ces gens-là
veulent avoir des centaines de millions à eux seuls, habiter les
plus beaux châteaux de la vieille France, posséder des hôtels
princiers, des chasses magnifiques."
Évidemment,
mon bon Drumont, je suis de votre avis. Il y a en France des milliers
de gogos, de sots ou de gens malins qui se disent tout cela. Il
y en a aussi qui ajoutent avec vous:
"Le
jour où cette idée aura pris possession de tous les cerveaux,
le jour où elle s'incarnera dans un homme d'action, dans un soldat
intelligent, on n'aura pas besoin d'aller demander à Karl Marx
les moyens de mettre de l'ordre dans notre France. C'en sera fait,
pour longtemps, de ce système qui, sans doute, n'est pas exclusivement
pratiqué par les Juifs, nous l'avons reconnu cent fois, qui compte
parmi ses plus dangereux affiliés beaucoup d'individus d'origine
chrétienne, mais qui est manifestement inspiré par l'esprit juif,
qui se résume dans ce mot que le peuple comprend très bien: "la
Juiverie".
Mais il ne s'agit pas de tout cela, ce n'est pas ce qu'on vous
demande. On vous dit que, quand même vous supprimeriez les "exploiteurs"
juifs ou les "écumeurs d'outre-Rhin", il en resterait de bons
chrétiens et d'excellents Français qui rempliraient leur office.
On vous dit que vous n'apportez de solution ni à la question juive,
ni à la question sociale. On vous dit que vous n'avez aucune doctrine,
que vous êtes un sociologue à qui la sociologie surtout est étrangère,
un historien qui ignorez surtout l'histoire. On vous dit que,
consciemment, ou inconsciemment, vous faites le jeu d'une catégorie
de capitalistes qui s'enrichiraient des dépouilles des Juifs et
des "gros financiers judaïsants", comme la noblesse d'autrefois
s'enrichissait des dépouilles des traitants que confisquait la
monarchie, tandis que le bon peuple continuait à mourir de faim.
Voilà ce qu'on vous dit et vous n'y répondrez jamais et vous ne
pouvez y répondre.
Je comprends d'ailleurs très bien cette impuissance de Drumont.
C'est un esprit qui manque de culture scientifique; c'est un passionné,
un instinctif, mais ce n'est ni un logicien, ni un dialecticien,
ni un philosophe. Il a besoin de voir les choses, d'avoir en sa
présence des êtres de chair et d'os, de discuter sur des faits
précis. Il faut qu'il travaille sur des documents, et quand ses
tiroirs sont vides sa cervelle est vide aussi. Il est incapable
de concevoir une idée, d'en saisir la portée, les conséquences
et même le contenu. Ce Français de France manque essentiellement
des qualités françaises: l'ordre, la clarté, la précision. Quand
il commence un article, il ne sait jamais comment il le finira;
il ignore où il va, il bat la campagne et divague. Autant il est
à l'aise pour parler d'un individu, en suivant des notes exactes,
autant il est gêné pour exposer une pensée, une théorie abstraite.
C'est un polémiste, ce n'est pas un penseur. Y en a-t-il un parmi
les antisémites? Je serais bien aise de le savoir et de pouvoir
un peu discuter avec lui.
CONCLUSION
A
la suite de ces appréciations et de ces critiques, M. Édouard
Drumont dans un article: "Le Concours de La Libre Parole", paru
dans son journal du mardi 16 juin, a cru devoir se départir de
la courtoisie qu'il avait jusqu'alors observée à mon égard, et
que j'avais toujours gardée vis-à-vis de lui.
Il
m'a attribué l'intention de rendre publiques les conversations,
les discours et les opinions des membres du jury. J'ai à peine
besoin de me justifier de cette imputation, je n'ai jamais eu
le goût des papotages, des commérages et l'anecdote n'est pas
mon fort, je pense avoir montré au cours de cette polémique que
je ne m'en servais pas. Je n'ai donc jamais divulgué, ni voulu
divulguer, le secret des séances et des jugements; j'ai simplement
dit que j'apprécierais, quand le jury les aurait rendues publiques
par son verdict, les idées exprimées par ceux qui concouraient.
C'était, je crois, mon droit absolu, les concurrents n'ayant jamais
eu, je pense, l'intention de tenir éternellement leurs travaux
cachés.
Je
n'ai pas voulu, sur le moment, m'expliquer ainsi, le langage qu'avait
tenu M. Édouard Drumont me paraissant demander une autre
explication. Je ne considère cependant pas une rencontre comme
une sanction, ni surtout comme une solution à un débat. Un duel
est un incident et n'est pas une réponse; aujourd'hui, comme hier,
j'ai le droit de clore cette polémique en affirmant une fois de
plus que M. Drumont n'a pas répondu aux questions que je lui ai
posées.
Que
le lecteur juge.
1.
Voici ce qu'écrivait à propos de ce livre M. Édouard
DRUMONT dans La Libre Parole du 10 janvier 1895: "C'est un livre
remarquable, ai-je dit, que cet essai d'histoire de l'Antisémitisme;
c'est un livre fort nourri de faits et dominé d'un bout à l'autre
par un bel effort d'impartialité, par la consigne donnée au cerveau
de ne pas céder aux impulsions de la race."
2.
L'Antisémitisme, son histoire et ses causes, Léon Chailley,
éditeur, 42, rue de Richelieu
3.
Correspond à la page 122 aux éditions de la Différence.
4.
Lettres prolétariennes, Antisémitisme et Révolution (Paris,
mars 1895).
5.
Antisémitisme et Révolution (p. 14) [p. 33, ci-dessus]. 6.
Si M. DRUMONT connaissait les questions dont il veut parler il
saurait que, s'il y a huit millions de Juifs dans le monde les
7/8 sont ou des prolétaires, ou des pauvres. 7. Page 190 aux éditions
de la Différence.
6.
Si M. DRUMONT connaissait les questions dont il veut parler
il saurait que, s'il y a huit millions de Juifs dans le monde
les 7/8 sont ou des prolétaires, ou des pauvres.
7.
Page 190 aux éditions de la Différence
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